Un rêve de l'année 1927, sur lequel j'ai déjà attiré l'attention,
représentait aussi un mandala.
Je me trouvais dans une ville sale, noire de suie.
Il pleuvait et il faisait sombre; c'était une nuit d'hiver.
C'était Liverpool.
Avec un certain nombre de Suisses, disons une demi-douzaine,
nous allions dans les rues sombres.
J'avais le sentiment que nous venions de la mer, du port,
et que la vraie ville se situait en haut des falaises.
c'est là que nous nous dirigeâmes.
Cette ville me rappelait Bâle : la place du marché est en bas
et il y a une ruelle avec des escaliers
nommée Totengässchen (ruelle des morts)
qui mène vers un plateau situé plus haut,
la place Saint-Pierre, avec la grande église Saint-Pierre.
En arrivant sur le plateau, nous trouvâmes une vaste place
faiblement éclairée par des réverbères,
sur laquelle débouchaient beaucoup de rues.
Les quartiers de la ville étaient
disposés radialement autour de la place.
Au milieu se trouvait un petit étang au centre duquel il y avait une petite île.
Alors que tout se trouvait plongé dans la pluie, dans le brouillard, la fumée
et que règnait une nuit faiblement éclairée,
l'îlot resplendissait dans la lumière du soleil.
Un seul arbre y poussait, un magnolia, inondé de fleurs rougeâtres.
C'était comme si l'arbre se fût tenu dans la lumière du soleil
et comme s'il eût été en même temps lumière lui-même.
Mes compagnons faisaient des remarques sur le temps épouvantable
et, manifestement, ils ne voyaient pas l'arbre.
Ils parlaient d'un autre Suisse qui habitait Liverpool
et ils s'étonnaient qu'il s'y fut justement établi.
J'étais transporté par la beauté de l'arbre en fleur
et de l'île baignant dans le soleil
et je pensais : "Moi, je sais pourquoi."
Et je m'éveillai.
A propos d'un détail du rêve, je dois ajouter une remarque :
chacun des quartiers de la ville était à son tour
construit en étoile autour d'un centre.
Celui-ci formait une placette dégagée,
éclairée par un seul grand réverbère,
et l'ensemble constituait ainsi une réplique en plus petit de l'île.
Je savais que "l'autre Suisse" habitait dans le voisinage
d'un de ces centres secondaires.
Ce rêve illustrait ma situation d'alors.
Je vois encore les manteaux de pluie,
les imperméables gris-jaune rendus luisants par l'humidité.
Tout était on ne plus déplaisant, noir et impénétrable au regard...
comme je me sentais à l'époque.
Mais j'avais la vision de la beauté surnaturelle
et c'était elle qui me donnait le courage même de vivre.
Liverpool est the pool of life, "l'étang de la vie";
car "liver", le foie, est, selon une vieille conception,
le siège de la vie.
A l'expérience vivante de ce rêve s'associa en moi
le sentiment de quelque chose de définitif.
Je vis que le but y était exprimé.
Ce but, c'est le centre : il faut en passer par là.
Par ce rêve, je compris que le Soi est un principe,
un archétype de l'orientation et du sens :
c'est en cela que réside sa fonction salutaire.
Cette connaissance me fit entrevoir pour la première fois
ce que devait être mon mythe.
Après ce rêve, je cessai de dessiner ou de peindre des mandalas :
il exprimait le sommet du développement de la conscience.
Il me satisfaisait pleinement
car il donnait une image complète de ma situation.
Certes, jusque-là, j'avais su que je me consacrais
à quelque chose qui était lourd de sens;
mais la compréhension de ce que je faisais me manquait
et il n'y avait personne autour de moi qui aurait pu le comprendre.
L'expression claire et imagée qu'en fournissait le rêve
me donna la possibilité de considérer avec objectivité
ce qui m'occupait tant.
.
C-G Jung "Ma vie" p230-231